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Jérôme Ferrari, Étienne Klein. Comme si Platon avait inventé la bombe atomique 9 juin, 2022

Posté par hiram3330 dans : Apports , trackback

Jérôme Ferrari, Étienne Klein. Comme si Platon avait inventé la bombe atomique

platon

Alexandre Lacroix publié le 16/02/2015

https://www.philomag.com/articles/jerome-ferrari-etienne-klein-comme-si-platon-avait-invente-la-bombe-atomique

 

L’aventure de la physique quantique a débuté en conte de fées pour s’achever en cauchemar.

Au début des années 1920, les scientifiques enchaînent les découvertes sur l’atome et s’aperçoivent que « les choses n’ont pas de fond ».

Ils ne se doutent pourtant pas que cette percée inouïe de la connaissance aboutira (indirectement) à la tragédie d’Hiroshima.

Pour raconter cette épopée, le physicien Étienne Klein échange avec l’écrivain Jérôme Ferrari, qui vient de consacrer un roman éblouissant, Le Principe (Actes Sud, 2015), au prix Nobel de physique en 1932, Werner Heisenberg.

 

Étienne Klein : Votre roman m’a procuré un bonheur de lecture particulier.

C’est une expérience rare et mes deux fils pourraient en témoigner.

Le soir où je vous ai lu, d’une traite, j’étais pris de spasmes de jubilation esthétique.

J’ai aussi saisi ce que représentait le travail d’un véritable écrivain par rapport à celui d’un écrivant comme moi, qui se contente de raconter des histoires.

Vous, vous travaillez admirablement la langue.

Vos fins de chapitre sont poétiquement intenses, si j’ose dire, et confèrent une tonalité spéciale au silence qui les suit.

Je ne crois pas qu’un scientifique aurait pu évoquer de cette manière Heisenberg.

 

Jérôme Ferrari : Merci !

Je me suis passionné pour la physique quantique quand j’en ai entendu parler pour la première fois, lors d’un cours d’épistémologie de licence, où il était question du «principe d’indétermination» de Heisenberg.

Il y avait là quelque chose d’étrange et de fascinant. J’ai eu envie d’en savoir plus.

Parmi les premiers ouvrages que j’ai lus, il y a Physique et Philosophie de Heisenberg, mais aussi Regards sur la matière, dont vous êtes l’auteur avec Bernard d’Espagnat.

Et je n’ai jamais cessé de creuser la question.

Néanmoins, écrire Le Principe n’a pas été une tâche facile, cela m’a demandé trois ans de travail. D’un côté, je n’imaginais pas mettre dans la bouche de personnages réels comme Albert Einstein, Erwin Schrödinger ou Werner Heisenberg des paroles qu’ils n’auraient pas prononcées, ni leur prêter des actes qu’ils n’auraient pas commis.

Je me refuse à romancer des vies réelles.

Mais, de l’autre côté, je ne voulais pas que ce livre ressemble à une biographie ni qu’il prétende à une objectivité impossible à atteindre – et je souhaitais qu’il reflète, dans sa structure même, le principe d’indétermination.

 

É. K. : En vous lisant, j’ai eu la confirmation que ces grands physiciens que vous évoquez – la génération prodige des années 1920 – ressemblaient un peu à leurs découvertes.

Erwin Schrödinger a été l’un de ceux qui ont montré que les particules quantiques peuvent se trouver dans des états superposés, un peu comme si un chat pouvait être à la fois mort et vivant.

Et lui-même était carrément superposé, comme garçon : il pensait en allemand mais écrivait en anglais ; il était physicien mais se croyait philosophe ; et il a eu plusieurs femmes en même temps. Werner Heisenberg, découvreur du principe d’indétermination, était quant à lui indéterminé : il semble avoir été torturé toute sa vie par des contradictions internes qui l’ont amené à faire des choix toujours ambivalents, jamais définitifs, notamment lors de la montée du nazisme.

 

J. F. : C’est vrai, si l’on s’intéresse aux faits – à ses actions sous le IIIe Reich -,on peut en donner une foule d’interprétations cohérentes et pourtant contradictoires.

C’est une propriété assez rare pour un être humain.

 

Le roman

Le Principe / Jérôme Ferrari /Actes Sud / 160 p. / 16 €

Ce court roman est un joyau.

Il est aussi d’une lecture exigeante, car Jérôme Ferrari n’a pas écrit pour vendre.

Il n’a pas usé de grosses ficelles mélodramatiques ni d’allusions malicieuses à l’actualité.

Mais il a pris trois ans, après le prix Goncourt qui a récompensé le Sermon sur la chute de Rome, pour composer cent soixante pages qui le hissent au sommet de son art, la littérature.

Au fait, c’est quoi la littérature ?

On ne saurait en donner de meilleur exemple que les dernières pages du roman, intitulées «temps». Comme dans la nouvelle L’Immortel de Borges, ces pages sont écrites à la première personne du singulier, mais ce n’est pas le même homme qui parle au début et à la fin du chapitre.

Au début, le narrateur est un écrivain méditant à bord d’un taxi dans une capitale d’un pays du Golfe sur la manière dont la technique peut faire surgir un monde faux du désert.

À la fin, le narrateur est un jeune soldat américain qui vient arrêter Werner Heisenberg dans sa maison de campagne.

Comment s’est faite la transition ?

Elle est insensible, les identités permutent magiquement sous le pronom «je», et tout cela tient magnifiquement.

La littérature, c’est ça : il ne s’agit pas de dire la vérité, mais d’essayer de nommer l’indicible. Par Alexandre Lacroix

 

Avant d’évoquer la montée du nazisme et l’implication des physiciens dans le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, revenons sur cette période étonnante des années 1920.

En peu de temps, un groupe de très jeunes chercheurs découvre et fonde une nouvelle discipline, la physique atomique.

C’est aussi une révolution métaphysique, car notre conception de la matière en est changée. Étienne, pouvez-vous nous présenter cet âge d’or de la physique théorique ?

 

É. K. : En fait, l’essor de la physique quantique s’est opéré en deux temps.

Dans la décennie qui précède la guerre de 1914-1918, trois scientifiques, Max Planck, Albert Einstein et Niels Bohr, ont compris que la lumière et les atomes ont des comportements physiques qui ne correspondent à rien de ce que décrit la physique classique, celle de Galilée, de Newton et de Maxwell.

Dès lors, ils savaient qu’il fallait inventer une nouvelle théorie physique pour comprendre le comportement des objets microscopiques.

Mais laquelle ? Ils ne l’ont pas trouvée eux-mêmes.

Ceux qui la mettront au point sont tous nés autour de 1900.

Ils étaient incroyablement précoces. Wolfgang Pauli a publié à 21 ans une monographie de plus de deux cents pages sur le formalisme et les conséquences de la théorie de la relativité générale, qu’Einstein a trouvée remarquable.

Ces jeunes physiciens – Pauli, Heisenberg, Dirac -, qui pour la plupart s’apprêtaient à suivre des études d’ingénieur, vont tout laisser tomber pour apprendre et pratiquer la physique théorique, mais leur démarche est très spontanée, improvisée.

À l’époque, il n’y a pas de laboratoire au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; ils pratiquent la physique comme un art libéral.

 

J. F. : Quand j’ai découvert comment les choses se passaient au séminaire d’Arnold Sommerfeld à l’université de Munich en 1920, j’ai été très surpris et un peu envieux !

Werner Heisenberg a 19 ans. On vient de le refuser en mathématiques.

Il toque à la porte en disant : «Bonjour, j’aimerais faire de la physique», et on lui répond : «Très bien, allez voir Wolfgang Pauli, il va vous expliquer la relativité générale…»

C’est aussi simple que cela !

Pas de CV académique, pas de publication d’articles, juste de la bonne volonté et quelque chose qui ressemble quand même à une concentration incroyable de génie.

 

É. K. : J’ai beaucoup étudié cette période.

Plus j’en connais les détails, et moins je comprends comment ces hommes si jeunes ont pu faire autant de découvertes fondamentales : ils ont posé les bases d’une nouvelle théorie entre 1923 et 1927, Heisenberg, au passage, va même s’offrir le luxe de réinventer le calcul matriciel dont il ignorait l’existence, et ils vont décrocher le Nobel autour de leur trentième année.

En essayant de me replacer dans ce contexte, j’ai du mal à imaginer comment ils ont pu faire.

Sans e-mail, sans téléphone, sans ordinateur… Et ils bricolaient.

Enrico Fermi, qui fut l’un des premiers à faire des expériences de physique nucléaire, utilisait l’eau d’un bassin où nageaient des poissons rouges comme ralentisseur de neutrons…

Mais pour en revenir à leurs recherches, elles portaient sur l’atome.

Précisons que le mot «atome» vient du grec et signifie «insécable».

On doit à des penseurs présocratiques du Ve siècle avant notre ère l’hypothèse selon laquelle toutes les choses qu’on trouve dans le monde seraient composées de petites particules insécables.

 

J. F. : En effet, les penseurs présocratiques avaient l’obsession de réduire la diversité vertigineuse de ce qu’on peut observer dans la nature à quelques principes simples, qui, selon les uns, sont immatériels – l’Être et le Non-Être, l’Un, etc – et, selon les autres, sont matériels – le Feu, l’Eau, etc. L’idée géniale de Démocrite est de considérer que le monde est construit avec des petites briques fondamentales, identiques, intemporelles et indestructibles, les atomes.

Et qu’avec ces briques semblables, on peut former des corps qui, eux, ne se ressemblent pas du tout.

 

É. K. : Une précision, que je dois à l’helléniste Heinz Wismann : il semble que l’atome de Démocrite et de Leucippe, celui des tout premiers atomistes, n’était pas une entité matérielle.

C’était plutôt, aux yeux de ces penseurs qui ont vécu avant Platon, une forme, un concept, une idée plus qu’une chose.

 

J. F. : On peut certainement faire cette nuance, seulement, dans les siècles suivants, dans la description de la nature que proposeront Épicure et plus encore Lucrèce, l’atome devient clairement une chose matérielle.

 

É. K. : C’est certain, Épicure a chosifié l’atome !

Et cette conception de l’atome comme petit morceau de matière insécable est restée inchangée pendant plus de deux mille deux cents ans.

C’est seulement en 1911, lorsque le physicien Ernest Rutherford découvre le noyau, que l’on comprend que les atomes ne sont pas insécables et que leur structure est composite : ils sont constitués d’un noyau et d’électrons qui tournent autour.

L’ensemble est neutre électriquement.

Donc, il y a une charge électrique équivalente dans le noyau et dans le nuage d’électrons.

Rutherford va alors décrire l’atome comme une sorte de système solaire miniature : selon lui, les électrons tournent autour de l’atome comme les planètes autour du Soleil.

En 1911, on sait donc que les atomes existent mais qu’ils ne correspondent pas du tout à l’idée qu’en avaient les Grecs.

 

J. F. : Sauf que le modèle planétaire de Rutherford ne marche pas du tout !

 

É. K. : Eh non ! Il va vite tomber en faillite, victime des lois de la physique classique.

En effet, admettons que l’électron tourne autour du noyau.

Les équations de l’électromagnétisme nous disent alors que cet électron devrait nécessairement perdre de l’énergie en émettant de la lumière.

Or, si l’électron perd de l’énergie, il ne devrait pas tarder à venir s’écraser sur le noyau, ce qui est contradictoire avec l’observation, qui nous montre que les atomes perdurent.

Pour rendre compte de la stabilité de l’atome, Niels Bohr va élaborer en 1913 un nouveau modèle basé sur deux hypothèses qui sortent complètement du cadre de la physique classique.

La première consiste à dire que les électrons ne peuvent pas se trouver sur n’importe quelle orbite. Seules certaines sont autorisées.

La seconde hypothèse concerne le rayonnement émis par l’atome.

Bohr suppose que lorsqu’un électron tourne sur son orbite (autorisée), il n’émet pas de lumière, contrairement à ce que prévoient les lois classiques.

Mais l’électron a la possibilité de sauter brutalement d’une orbite à une autre.

Lorsqu’il effectue un tel saut, il émet un grain de lumière qui emporte la différence d’énergie entre l’orbite de départ et l’orbite d’arrivée.

Cependant, en 1927, Heisenberg va montrer que les choses ne sont pas si simples, car les électrons n’ont pas de trajectoires bien définies.

C’est le sens de son principe d’incertitude ou plus exactement d’indétermination.

Mais là, il va falloir faire preuve de beaucoup de pédagogie, parce que, en général, on fait un contresens complet sur ce principe.

 

J. F. :  Oui, c’est vraiment le point fondamental.

 

É. K. : Voilà ce qu’on lit un peu partout, dans les manuels de culture générale et sur Wikipédia :

«Le principe d’indétermination de Heisenberg nous apprend qu’on ne peut pas connaître simultanément avec une précision donnée la vitesse et la position d’une particule.»

Sous-entendu : une particule a une vitesse et une position bien définies, mais la méchante mécanique quantique nous dit qu’on ne peut pas les connaître.

Or, ce n’est pas du tout ce qu’a voulu dire Heisenberg !

Au contraire, son principe nous apprend qu’une particule quantique n’est pas un petit corps, qu’elle n’a donc pas les attributs classiques des corps.

Autrement dit, une particule n’est pas comme une voiture ou un skieur, elle n’a pas une vitesse et une position déterminées.

 

J. F. : La responsabilité du contresens revient un peu à Heisenberg lui-même, qui a hésité sur le vocabulaire.

Il a parlé dans un premier temps de «principe d’incertitude» (Unsicherheit), avant de se raviser et d’employer le terme de «principe d’indétermination» (Unbestimmtheit).

En allemand, c’est un troisième terme, Unschärfe [«flou»], qui est devenu usuel.

Cette hésitation terminologique a fait pas mal de dégâts, mais elle est compréhensible : il y a ici pour chacun d’entre nous un saut philosophique, voire psychologique, à effectuer, puisqu’il faut comprendre que les atomes ne sont en rien des choses.

 

É. K. : Et cela va plus loin encore !

Car le principe d’indétermination de Heisenberg dit aussi que, lorsqu’on mesure la vitesse d’un électron, en fait cette vitesse ne préexistait pas à sa mesure.

Elle était simplement indéterminée.

 

J. F. : Là encore, Heisenberg a glissé des passages ambivalents dans ses écrits.

Dans un petit texte très trompeur, il explique en substance :

«Si je voulais observer la trajectoire d’un électron avec un microscope imaginaire, je devrais l’éclairer d’une manière ou d’une autre, et, du coup, la trajectoire de l’électron serait déviée par les photons du rayon de lumière.»

On a une tendance irrépressible à penser : il existe donc un état déterminé de la matière avant la mesure, que la mesure va perturber.

Mais non ! Avant la mesure, rien n’est déterminé et on ne peut rien en dire.

 

É. K. : En fait, la physique quantique est iconoclaste, au sens le plus littéral – elle détruit les images. Nous pouvons décrire le comportement des particules avec des équations, selon certaines distributions de probabilité, mais nous ne pouvons pas représenter ces particules.

Tous les dessins que nous trouvons encore aujourd’hui dans les manuels scolaires sont faux.

En réalité, l’atome, c’est ce qui reste quand on a détruit toutes les images qu’on peut s’en faire.

À la fin, on n’a plus qu’un tableau (une matrice) qui donne les «amplitudes de transition» entre les différents états quantiques de l’électron dans l’atome.

Voilà ce qu’est l’atome moderne !

Avec les découvertes de la physique quantique, nous avons compris que la matière n’est pas faite de petits objets qui ressembleraient aux corpuscules de la physique classique.

La matière s’est en somme «déchosifiée».

 

Un chapitre du roman s’achève sur cette formule frappante : «Maintenant nous savons que les choses n’ont pas de fond »

É. K. : Pour ces physiciens eux-mêmes, ce virage intellectuel n’a pas été facile à négocier.

Erwin Schrödinger ne supportait pas cette nouvelle physique quantique dont il était pourtant l’un des pionniers.

C’est pourquoi il a essayé de réparer les dégâts en proposant une interprétation de la physique quantique qui soit dicible en termes classiques.

En 1926, Schrödinger publie quatre articles dans lesquels il propose de ramener l’ensemble de ce qui existe dans le monde à des structures ondulatoires.

Selon lui, les ondes se superposeraient au même endroit de façon additive, donnant l’impression qu’il y a des corps, alors que la vraie structure du monde serait ondulatoire.

Schrödinger veut donc ramener la mécanique quantique à une sorte d’évolution qui reste conforme au cadre classique.

Mais Heisenberg est horrifié par toutes ces bizarreries sur l’essence ondulatoire du monde.

Non, les particules ne sont ni des corps, ni des ondes, ni rien de ce qu’on connaissait auparavant, affirme-t-il !

Entre eux, le débat sera vif et ira jusqu’à l’injure.

Quelques années plus tard, le débat prendra une autre tournure et opposera deux monstres de la physique, Einstein et Bohr.

Le père de la relativité reconnaît que la physique quantique est une théorie ingénieuse et très efficace, mais, selon lui, une théorie physique ne doit pas être jugée à l’aune de sa seule efficacité : elle doit aussi dépeindre les structures intimes du réel, du réel tel qu’il existe indépendamment de nous.

À ses yeux, la physique quantique ne fait pas convenablement ce travail, car elle ne nous dit pas tout ce que nous devrions pouvoir savoir de la réalité physique.

Autrement dit, elle est «incomplète».

Bohr, lui, considère qu’il n’existe pas de réalité indépendante de nos moyens de mesure, de sorte qu’une théorie physique ne peut prétendre décrire que des phénomènes incluant dans leur définition le contexte expérimental qui les rend manifestes, et non une réalité prétendument objective.

Or il se trouve que ces deux points de vue, au départ purement philosophiques, ont pu être départagés expérimentalement. Et c’est Bohr qui avait raison.

 

J. F. : Mais cela n’a été prouvé qu’en 1982, bien après la mort de ces protagonistes !

Au niveau philosophique, c’est un peu la victoire tardive de Platon sur Aristote.

Au début de ses mémoires, Heisenberg raconte qu’il a été frappé dans sa jeunesse par le Timée de Platon.

Bien sûr, il n’était pas trop d’accord avec l’idée qu’il existe un démiurge qui a créé le cosmos, mais il a été marqué par le fait que Platon décrit le monde comme un assemblage de pures formes non matérielles.

Pour Aristote, au contraire, le monde était fait de matière.

C’est cette seconde hypothèse, beaucoup plus intuitive, que la physique quantique a invalidée.

 

On comprend que ces physiciens aient été ébranlés par l’ampleur de leurs découvertes ! Certains sont devenus un peu mystiques – on a même parlé d’une «atomystique».

Jérôme, dans les premières phrases du roman, vous écrivez, faisant référence au jour où Heisenberg a mis au point ses matrices mathématiques : «Vous aviez vingt-trois ans et c’est là, sur cet îlot désolé où ne pousse aucune fleur, qu’il vous fut donné pour la première fois de regarder par-dessus l’épaule de Dieu. Il n’y eut pas de miracle, bien sûr, ni même, en vérité, rien qui ressemblât de près ou de loin à l’épaule de Dieu, mais pour rendre compte de ce qui s’est passé cette nuit-là, nous n’avons le choix, nul ne le sait mieux que vous, qu’entre une métaphore et le silence. » 

Que vient faire Dieu dans tout ça ?

 

J. F. : Je n’ai pas inventé la métaphore de «l’épaule de Dieu».

Peu de temps avant de mourir, Heisenberg a déclaré à sa femme : «J’ai été content de pouvoir jeter un coup d’œil par-dessus l’épaule de Dieu au travail.» 

S’il ne croyait pas en un Dieu personnel, il considérait que sa vie avait été marquée par une sorte de révélation.

Dans ses mémoires, il affirme aussi qu’il a l’impression de pouvoir, de temps à autre, communiquer avec «l’ordre central des choses» ou encore avec le «domaine central du cosmos». 

Mais son rapport à ce mystère passe moins par la foi que par une sorte d’émotion à la fois mystique et esthétique.

 

Maintenant que vous nous avez exposé la révolution de la physique atomique, venons-en à une période plus sombre : au cours des années 1930, la montée du nazisme et de l’antisémitisme va faire des ravages au sein même de la physique allemande.

 

J. F. : Effectivement, la propagande antisémite n’a pas épargné les milieux scientifiques.

Philipp Lenard, prix Nobel de physique en 1905, a écrit en 1934 un manifeste, «National-socialisme et Science», dans lequel il dénonce Albert Einstein et sa théorie de la relativité générale comme «typiquement juive», car inutilement alambiquée et abstraite, coupée du contact immédiat avec la nature.

 

É. K. : C’est assez étrange d’ailleurs, car, avant la Première Guerre mondiale, Lenard exprimait la plus grande admiration pour Einstein, qui a fourni une très belle explication théorique de certains aspects de l’effet photoélectrique qu’il avait mis en évidence expérimentalement.

 

J. F. : Quoi qu’il en soit, la théorie de la relativité va être violemment combattue par les nazis, comme s’il s’agissait d’une «physique dégénérée». 

Aux attaques de Lenard s’ajoute un article objectivement dangereux publié par Johannes Stark dans Das Schwarze Korps, journal de la propagande SS : Heisenberg y est traité de «dépositaire de l’esprit d’Einstein» et de «Juif blanc», c’est-à-dire d’Aryen ami des Juifs, et Starck demande de le supprimer ou de l’envoyer au plus tôt dans un camp de concentration.

Heisenberg, pour échapper à la persécution, va alors solliciter l’aide de Himmler, parce que sa famille connaissait les Himmler de longue date.

Ainsi, la mère de Heisenberg est allée voir celle de Himmler, lequel a demandé qu’on ouvre une enquête.

Celle-ci a duré une année, au cours de laquelle Heisenberg a été convoqué trois fois dans les locaux de la Gestapo, pour être interrogé.

Au bout d’un an, les poursuites contre lui ont été abandonnées.

Motif officiel : cet homme est encore jeune et l’éliminer serait «inutile».

Mais Heisenberg ne doit plus citer le nom d’Einstein.

 

É. K. : Pendant ce temps, tous les physiciens juifs ont été destitués de leurs postes universitaires et ont dû quitter l’Allemagne.

La physique allemande y a perdu beaucoup.

Repensant à la suite de l’histoire, il est terrible de se dire qu’au moment même où l’Europe scientifique produisait le meilleur d’elle-même, l’Europe politique engendrait le pire : Mussolini, Hitler, Staline…

De nombreux physiciens européens durent partir, la plupart pour les États-Unis, ce qui eut pour effet de déplacer le centre de gravité de la physique d’une rive à l’autre de l’Atlantique.

 

Pourquoi Heisenberg est-il resté en Allemagne, s’il y était menacé ?

É. K. : Parce qu’il était nationaliste.

 

J. F. : De plus, comme beaucoup d’autres intellectuels, il a fait l’erreur de sous-estimer Hitler.

Il tenait ce dernier pour un fou et croyait que le nazisme ne serait qu’un feu de paille.

En juin 1940, Heisenberg, qui hésitait à émigrer, est allé rendre visite à Max Planck, un physicien plus âgé que lui et en qui il avait toute confiance, pour lui demander ce qu’il convenait de faire.

Et Planck lui a expliqué que, selon lui, il était possible de faire le choix de rester en Allemagne afin de former, au sein des universités, des «îlots de stabilité». 

Le pari était risqué, mais pas incompréhensible en 1940 : le projet était, pour ces savants, de rassembler autour d’eux leurs étudiants les plus capables, de les aider à traverser la passe difficile dans laquelle se trouvait l’Allemagne et de reconstruire la science allemande après l’échec prévisible du nazisme.

 

É. K. : Ce choix, Planck va le payer très cher, puisqu’il a perdu le dernier des quatre enfants qui lui restait, Erwin, dans des circonstances dramatiques.

Erwin a été impliqué dans un complot contre Hitler et décapité à la hache en février 1945.

Par ailleurs, à l’issue de la guerre, Planck perdra ses archives – une vie de travail – suite à un incendie provoqué par les bombardements américains.

Il meurt en 1947 dans un désespoir complet.

 

Cependant, à la fin des années 1930, le regard des nazis sur les physiciens change. Ils vont en effet comprendre que ceux-ci pourraient être encore plus utiles que prévu !

 

É. K. : En effet ! La course à la fabrication de la bombe atomique est partie d’une découverte fortuite : en décembre 1938, Otto Hahn découvre sans l’avoir cherchée la fission de l’uranium 235, un mécanisme physique qui n’existe sur Terre que pour ce seul élément.

Si l’on percute un noyau d’uranium 235 avec un neutron lent, il se coupe en deux et la somme des masses des deux noyaux produits par cette fission est plus petite que celle du noyau de départ.

Cette perte de masse se trouve compensée par l’énergie qu’emportent avec eux, sous forme d’une très grande vitesse, les deux noyaux issus de la fission.

Mais ce qu’on ne tarde pas à découvrir, c’est que cette fission provoquée par un neutron s’accompagne elle-même de la libération de deux ou trois neutrons supplémentaires, qui vont pouvoir percuter le noyau d’à côté.

Par conséquent, la réaction se produit en chaîne, très vite, et peut libérer d’énormes quantités d’énergie.

Aussitôt, le microcosme des physiciens comprend qu’une application militaire de la fission est possible, et le brevet de la bombe atomique est déposé à Paris par Frédéric Jolliot-Curie le 4/05/1939. De leur côté, les nazis vont réaliser que les héritiers d’Einstein sont des gens précieux !

Au passage, je souhaiterais tordre le cou à une idée reçue : Einstein n’a pas inventé la bombe du seul fait qu’il a écrit l’équation e = mc2 en 1905.

D’une part, parce qu’une équation n’explose pas.

D’autre part, parce que si les physiciens n’avaient pas découvert par hasard la fission de l’uranium 235, toutes choses égales par ailleurs, il n’y aurait jamais eu de bombe atomique.

Celle-ci n’a été envisagée qu’à partir des premiers mois de l’année 1939.

 

J. F. : Pour Heisenberg, le changement de situation est spectaculaire. Nous sommes en 1939.

Il est mobilisé dans les chasseurs alpins quand il est convoqué à Berlin.

Là-bas, il se retrouve en compagnie de plusieurs collègues chercheurs, qui seront dispensés de partir au combat et à qui l’on va demander de se mettre au travail, pour réfléchir à la possibilité de mettre au point une bombe atomique.

 

Un moment clé dans cette aventure est la rencontre entre Heisenberg et Bohr qui se déroule à Copenhague, au Danemark, en 1941.

 

J. F. : Oui, effectivement, même si personne ne sait ce qu’ils se sont dit !

Ils ne sont même pas parvenus à se mettre d’accord, après la guerre, sur l’endroit où s’est déroulée la conversation, ni sur son contenu.

Voici la version qu’en donne Heisenberg : celui-ci se serait rendu au Danemark pour consulter Bohr et lui parler des problèmes éthiques que posait la possibilité de fabriquer la bombe.

Peut-être envisageait-il naïvement une sorte d’accord international des physiciens pour ne pas mener à bien le projet, accord impossible en temps de guerre.

Mais rien n’est clair. Les deux hommes étaient très amis.

Cependant, Bohr aurait paniqué sitôt que Heisenberg a commencé à parler de la bombe.

 

É. K. : Et le lendemain, Bohr a fui aux États-Unis pour participer au projet Manhattan et aider les Américains à concevoir la bombe…

 

J. F. : C’est une légende !

Bohr a quitté le Danemark juste avant que les nazis décident d’y rafler les Juifs.

Bohr n’était juif que par un seul parent, mais les nazis ne faisaient pas de différence.

Par la suite, Bohr s’est demandé si Heisenberg était complètement fou ou profondément manipulateur, et pourquoi il lui avait parlé de ce projet de bombe atomique pourtant classé «secret défense».

Je fais l’hypothèse que Heisenberg n’avait pas saisi que le changement de la situation historique modifiait aussi leur amitié.

Il ne comprenait pas qu’il était en train de parler à un savant d’un pays occupé par les nazis.

Il était tellement persuadé d’appartenir à une sorte d’Athènes spirituelle qu’il imaginait qu’une conversation éthique et philosophique sur l’armement nucléaire entre physiciens de nationalités ennemies était possible.

 

É. K. : À ses yeux, les scientifiques étaient unis par une sorte de lien supranational, l’amour de la vérité.

 

J. F. : C’est ainsi que j’interprète sa démarche auprès de Bohr, car, sinon, je n’en vois pas l’intérêt. Mais il est clair que cette conversation est un moment clé, historiquement, car Bohr va confirmer aux Américains que les Allemands cherchent à avoir la bombe.

 

Heisenberg a-t-il vraiment essayé de fabriquer la bombe pour les nazis, oui ou non ?

 

J. F. : Difficile à dire !

Nous connaissons le déroulement d’une réunion qui fut organisée en 1942 par Albert Speer, alors ministre des Armements de la guerre du IIIe Reich, qu’on peut reconstituer grâce aux mémoires de Speer et aux notes d’un physicien, Kurt Diebner.

Lors de cette réunion, Speer a demandé à Heisenberg s’il était possible de fabriquer une arme atomique.

Heisenberg a répondu que oui, mais que la production d’uranium 235 demanderait des efforts considérables.

Il a donné une échelle de temps et d’investissement démesurée : Hitler voulait des résultats à court terme ; aussi Heisenberg a suggéré de travailler de préférence à la fabrication d’un réacteur nucléaire pour fabriquer de l’énergie utilisable, par exemple, dans des moteurs de sous-marins.

Par ailleurs, pour mettre au point ce réacteur, il a demandé une somme d’argent si faible que Speer l’a trouvée ridicule et pas très sérieuse.

Autrement dit, il semble avoir collaboré avec le régime tout en évitant de faire du zèle.

Bien sûr, on peut toujours supposer que le réacteur servirait à produire du plutonium et, donc, à faire la bombe en suivant une autre voie.

On retrouve là son principe d’indétermination.

 

É. K. : Ce qui est sûr, c’est que les physiciens allemands ont été très surpris quand ils ont appris l’explosion de la bombe sur Hiroshima !

Ils se croyaient les meilleurs du monde, ils étaient convaincus que les Américains étaient incompétents et, lorsqu’ils ont compris qu’ils avaient été dépassés, l’amour-propre de certains d’entre eux a été meurtri.

 

J. F. : Nous connaissons d’ailleurs très bien leurs réactions à l’annonce de l’explosion d’Hiroshima, car le 6/08/1945, Heisenberg et ses collègues se trouvaient en résidence surveillée à Farm Hall, en Angleterre.

La résidence était truffée de micros et de larges extraits des enregistrements sont reproduits dans le livre Opération Epsilon [lire ci-contre] ; ces documents, qui appartenaient aux services secrets britanniques, ont été déclassifiés et publiés en anglais en 1993, puis traduits presque aussitôt en français.

Ainsi, parmi les premières réactions, il y a cette exclamation d’Otto Hahn : «Ils ont cinquante ans d’avance sur nous ! »

Mais cela ne signifie pas qu’il n’était pas bouleversé.

Le soir même du 6 août, tous ces physiciens se relayent auprès de Hahn, qu’ils veulent garder à l’œil parce qu’ils ont peur qu’il ne se suicide.

Lui-même sent qu’il a des centaines de milliers de morts sur la conscience.

 

É. K. : Oui, il était complètement «fissionné».

 

C’est quand même étrange, ce parcours de Heisenberg : voilà l’un des plus grands génies scientifiques de tous les temps, doublé d’un authentique philosophe, qui s’est retrouvé embarqué dans la course à l’armement atomique entre Américains et Allemands…

C’est un peu comme si Platon avait été sur le point de fabriquer l’arme de destruction massive la plus meurtrière de l’Histoire.

 

J. F. : Oui, et rien ne le laissait prévoir au début des années 1920.

J’aime beaucoup ce commentaire sombre de Robert Oppenheimer, directeur scientifique du projet Manhattan : «Dans un certain sens brutal que ni l’humour ni l’exagération ne pourraient anéantir, les physiciens ont connu le péché et c’est une connaissance qu’on ne pourra plus leur enlever»

Dans le cas précis d’Otto Hahn, cette connaissance du péché est très curieuse.

Il a découvert la fission de l’uranium en travaillant sur des questions de physique fondamentale, absolument éloignées de tout intérêt pratique – six ans plus tard, il y a Hiroshima et Nagasaki.

Est-il responsable plus que les autres ?

Difficile de répondre par oui ou par non. C’est cela, le péché.

 

É. K. : Une phrase de Paul Valéry résume assez bien ce problème : «L’homme sait assez souvent ce qu’il fait, mais il ne sait jamais ce que fait ce qu’il fait.»

 

Pour aller plus loin…

La Partie et le tout. Le monde de la physique atomique / Werner Heisenberg / trad. P. Kessler / Champs / Flammarion 

Les mémoires de Heisenberg, passionnantes et ne demandant aucun effort de lecture particulier.
 

Physique quantique et représentation du monde / Erwin Schrödinger / trad. F. de Jouvenelle / Points / Seuil 

Collections de textes de Schrödinger. Brillant mais un peu plus technique.
 

Opération Epsilon. Les transcriptions de Farm Hall / trad. V. Fleury / Flammarion

Un document déclassifié des services secrets britanniques, qui nous permet d’assister en direct à la réaction des physiciens allemands face à Hiroshima.
 

Il était sept fois la révolution. Albert Einstein et les autres…/ Étienne Klein / Champs / Flammarion 

Un livre limpide qui présente la révolution quantique.
 

Le Débat quantique. Albert Einstein vs. Niels Bohr / Frémeaux et associés / coffret CD

Une conférence de trois heures prononcée par Étienne Klein.

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