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LA CARAVANE DES PROMESSES 8 avril, 2024

Posté par hiram3330 dans : Apports,Silhouettes , trackback

Youssef Jebri, Ecrivain

Sponsorisé · Financé par Youssef Jebri, Ecrivain

LA CARAVANE DES PROMESSES

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Vendredi 8 septembre 2023, Casablanca, peu après 23h15, Yanis quitta précipitamment son appartement cossu du quartier du Maarif. Il partit rejoindre ses collègues du ministère de l’Aménagement du territoire. En 2004, quelques mois après un séisme qui ravagea la région d’Al Hoceima, dans le Nord du pays, Yanis intégra le ministère. Sorti major de la promotion 2002 de la prestigieuse école française des Ponts & Chaussées, il fut embauché à la faveur d’un recrutement externe réalisé pour attirer les jeunes talents marocains du génie civil.

Le séisme, d’une magnitude de 6,7 sur l’échelle de Richter, cause près de 700 morts, des milliers de blessés et d’énormes dégâts matériels. L’émotion fut vive dans tout le pays. L’incompétence et l’incurie des autorités furent pointées du doigt mais, comme d’habitude, nullement celles du roi. Sacralité et servilité obligent.

Depuis près de vingt ans qu’il travaillait au ministère de l’Aménagement du territoire, Yanis en avait connu des réunions et des cellules de crise. Il contribua au lancement du programme marocain de gestion des risques de catastrophes naturelles et à la création d’un fonds d’indemnisation. À cet effet, le Maroc reçut des aides et des prêts de la part d’organismes internationaux. Pourtant, les victimes n’étaient pas toutes indemnisées. Comme d’habitude, c’est au bon vouloir du roi.

En se dirigeant vers son véhicule de fonction, Yanis sentit comme un bourdonnement soudre des fenêtres et des balcons des immeubles avoisinants. Au loin, les sirènes de deux, trois ambulances semblaient jouer aux sinistres avertisseurs, ces crieurs de malheur.

En ouvrant la portière de sa voiture, Yanis entendit un premier : « Ya latef ! Ya latef ! », puis rapidement un second, plus triste, plus émouvant. Un cri déchirant appelant à la miséricorde d’Allah.

En s’installant au volant de son Audi A6, Yanis comprit que la nouvelle du tremblement de terre qui venait de toucher le Maroc s’était répandue. D’abord rumeur, l’information se mua très vite en horreur. L’ampleur de la catastrophe sema l’effroi et l’émoi. Sur les vidéos diffusés sur les réseaux sociaux, les corps n’étaient plus que des cadavres et les bâtiments, par milliers, étaient couchés au sol. Partout des morts. Des douars entiers furent détruits.

L’Audi A6 s’engagea sur l’autoroute reliant Casablanca et Rabat, la capitale où se trouvent tous les ministères. À la radio, les journalistes égrainaient la liste morbide des lieux touchés. La terra avait tremblé dans le Haouz et aussi à Ouarzazate, Marrakech, Chichaoua, Azilal, etc.

Yanis connaissait bien ces régions du Haut-Atlas, cet autre Maroc. Un Maroc d’un autre âge, d’un autre temps, resté figé au début du siècle dernier. Un Maroc vieux de cent ans d’âge, vivant encore au moyen-âge. Un Maroc de la misère et du sous-développement que les tour-opérateurs, afin d’attirer les touristes étrangers, n’hésitent pas à présenter comme le Maroc authentique.

En près de vingt années d’activité au sein du ministère de l’Aménagement du territoire, Yanis n’avait pas réussi à faire évoluer d’un iota la situation des habitants du Haut-Atlas. Il y a deux mois encore, il fit partie d’une délégation interministérielle qui se déplaça pour inaugurer une nouvelle ligne d’autocars. Selon les responsables, dans dix ans, ces autocars – achetés d’occasion à une entreprise allemande de transport – permettraient de désenclaver la région. Inch Allah ! Le roi, en visite privée à l’étranger – une formule protocolaire ou plutôt un euphémisme pour dire qu’il est en vacances –, ne fit pas le déplacement.

Depuis lors, les images de ce voyage hantaient – jour et nuit – l’esprit de Yanis. Elles symbolisaient ce qu’il pensait de l’administration marocaine, le fameux Makhzen. Au volant de sa voiture, Yanis avait honte. Honte de lui, honte de son pays.

Il lui était impossible d’oublier cette vieille dame drapée dans un haïk blanc. Le village d’Aïn Ichlil n’étant pas accessible en voiture, les autorités locales rassemblèrent les habitants sur le bord de la route afin d’accueillir la délégation interministérielle. Un cortège de berlines fraîchement sorties de l’usine arriva sur place vers midi. Le projet inauguré en fanfare, la délégation voulut quitter la région dare-dare, ne laissant pas le temps aux habitants de présenter leurs doléances, oraison funèbre de leurs rêves.

Cependant, la vieille dame sortit du rang, leva les yeux et éleva la voix pour la première fois de sa vie. Elle parla vite, débitant sans relâche les mêmes phrases, des questions que se posent, aujourd’hui encore, tous les habitants de la région :

« Avez-vous pensé à nous pour l’eau ? Et l’électricité que vous nous promettez depuis des années ?

Quand terminerez-vous la route pour que vos cars puissent arriver ?

Pourquoi avez-vous augmenté le prix du pain ?

Pourquoi cette nouvelle hausse du prix de la farine ?

Pourquoi nous demandez-vous d’envoyer nos enfants à l’école si vous en faites des diplômés-chômeurs ?

Pourquoi les coups et les arrestations lors de chaque manifestation ?

Pourquoi ceux qui dirigent ce pays font fi de la dignité de leurs administrés ?

Enfin, pourquoi, encore une fois, le roi n’est pas là ? »

Personne ne prit la peine de lui répondre. Au reste, hormis Yanis, quelqu’un d’autre l’avait-il entendue ? Le projet inauguré, quelques poignées de main échangées et quelques clichés diffusés en boucle dans les journaux télévisés toujours aseptisés, la délégation quitta sur-le-champ la région.

L’Audi A6 filait à vive allure sur l’autoroute. 110, 120, 130 km/h. Yanis vit apparaître au loin, devant lui, une semi-remorque transportant un container probablement chargé de produits manufacturés importés d’Europe, de Turquie ou de Chine.

Yanis prit très vite sa décision. Aussitôt, l’Audi A6 fonça sur la semi-remorque et alla s’encastrer sous le camion. Yanis perdit la vie le vendredi 8 septembre 2023, peu avant minuit. Il ne laissa ni veuve ni orphelin, juste ses parents et ses deux sœurs.

Ce que vous venez de lire est une fiction. Du moins, Yanis est un personnage tout droit sorti de mon imagination. Toutefois, la description du Maroc actuel, quant à elle, est bien réelle et factuelle.

Le Maroc des campagnes et des montagnes vit à l’écart du développement économique du pays. En plus de soixante années d’indépendance, les membres du Makhzen sont toujours au-dessus des lois. Le roi, n’en parlons pas. Sa personne est sacrée et inviolable selon la Constitution, hélas, toujours octroyée. Remettre en cause, ou même commenter une décision royale relève du crime de lèse-majesté. L’élite bourgeoise du pays demeure compradore et concussionnaire. En 2023, des journalistes et des militants politiques croupissent en prison. Les coups, les blessures et la torture font toujours partie des méthodes policières. La corruption et le clientélisme définissent le mode de gestion des affaires de la Nation.

Le tremblement de terre n’est pas le seul responsable des 2000 victimes. Loin de là ! Le mektoub n’y est pour rien.

Mais que font le Makhzen et le roi ?

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© Youssef Jebri, septembre 2023.

#maroc #TremblementDeTerre #hautatlas #MohamedVI #marrakech #makhzen

 

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